TRIBUNES L'Humanité - le 24 Janvier 2014
La laïcité induit-elle une neutralité
bienveillante des religions ?
Il convient de libérer l’homme de la
fantasmagorie religieuse
Par Yvon Quiniou, philosophe (1).
Dans un livre que j’ai lu avec
attention (2), comme dans une récente tribune parue dans l’Humanité,
Pierre Dharréville nous présente une conception très ouverte de la laïcité,
liée à une conception elle-même très avenante de la religion. Le problème est
que cette dernière n’est pas justifiée, ni sur le fond ni dans le visage que
nous offrent à nouveau aujourd’hui les religions qui tentent de réinvestir la
sphère politique publique, risquant d’altérer la véritable laïcité telle
qu’elle existe en France depuis un siècle......suite....
Premier point : les religions – à distinguer de la foi intérieure qui
est une option métaphysique sur le réel, tout aussi légitime que l’athéisme et
qui n’est pas concernée ici – ne sont pas ce que Pierre Dharréville en dit, à
savoir des facteurs de lien social, de pacification des mœurs, voire de
solidarité sociale. Elles se sont toujours opposées entre elles, ont suscité
ainsi des conflits et offert une structure d’accueil idéologique aux pires
violences sectaires et meurtrières comme on le voit, aujourd’hui, avec le
judaïsme d’extrême droite en Israël et, surtout, l’islam intégriste au
Moyen-Orient. Cela a été l’honneur de la philosophie des Lumières d’en avoir
fait le procès en son temps (Spinoza, Hume, Kant, pour ne citer qu’eux).
Par ailleurs, elles ont toujours – je dis bien
toujours – été porteuses d’un dogmatisme inadmissible, alimentant
l’obscurantisme en refusant les grandes découvertes scientifiques qui
contredisaient leur conception du monde et de l’homme : cela s’est
manifesté spectaculairement avec Galilée et s’est renouvelé avec Darwin, dont la théorie continue à
être combattue par les mouvements créationnistes aux États-Unis ou les tenants
du « dessein intelligent » qui ont des relais influents en
France. Enfin, elles ont constamment soutenu les pires régimes d’oppression
politique et sociale – la carte des dictatures au XXe siècle coïncide avec celle
de la domination la plus forte des Églises. Et, sauf naïveté, on ne saurait se
laisser prendre aux apparentes avancées du pape François : non seulement
il maintient une vision rétrograde des mœurs et de la sexualité (comme les deux autres
religions monothéistes), mais son ouverture au social est une magnifique
duperie : son « option préférentielle pour les pauvres » est purement « théologique », a-t-il pu
proclamer récemment et l’Église « n’a pas à devenir une ONG » ! Sans compter
que ce sont les excès du capitalisme qu’il condamne et non celui-ci dans son
essence.
Deuxième point : il ne faut pas ignorer ou oublier
l’immense apport critique des grands théoriciens du XIXe siècle. Non
seulement et sous des formes diverses ils nous ont montré, voire démontré, que
les religions sont des phénomènes purement humains que l’on peut expliquer, sur
un plan strictement immanent, par l’ignorance, le faible développement
technique, la psychologie ou l’histoire et dont on peut prévoir la disparition
à (long) terme, mais, surtout, ils en ont dénoncé la malfaisance : elles ont
dénigré la vie (Nietzsche), enfoncé l’homme dans l’infantilisme ou la névrose
(Freud), aliéné l’humanité dans la croyance en un monde fictif (Feuerbach) et, last
but not least, elles ont alimenté, selon Marx, l’aliénation socio-historique
des hommes en la masquant ou en la justifiant par des illusions idéologiques.
La protestation contre la « détresse réelle » qu’elles
constituaient à leur manière n’était suivie d’aucune lutte effective contre elle, voire
offrait un dérivatif imaginaire qui en détournait. Et, quand au XXe
siècle, les théologiens de la libération ont voulu inverser ce processus, ils
ont été rapidement rappelés à l’ordre. C’est bien pourquoi il faut saluer ce
mot de jeunesse de Marx affirmant que « la critique de la religion est la
condition préliminaire de toute critique », laquelle doit être suivie de la
critique des conditions sociales qui la produisent car la « détresse religieuse » n’a pas de
solution en elle-même.
D’où un dernier point, portant sur la laïcité.
Celle-ci concerne bien spécifiquement la question religieuse dans son rapport à
l’État, et on ne saurait la fondre dans une vague problématique de
l’émancipation en général. Celui-ci doit garantir la libre existence des
religions (comme l’expression de l’athéisme, ce qu’on oublie souvent) et ne
privilégier, ni soutenir financièrement, aucune d’entre elles.
Or, c’est là qu’intervient un contresens : la neutralité
de l’État
ne signifie en rien celle des citoyens ou de l’école à l’égard du phénomène
religieux. Dans le cadre d’une éducation à la raison et au jugement critique
qui sous-tend aussi l’exigence laïque, l’examen critique des religions dans
leurs dérapages intellectuels, leurs excès et leur malfaisance humaine, est de
droit. C’est d’ailleurs, cette fois-ci, un élément, mais spécifique, du combat
pour l’émancipation humaine en général.
Il nous faut donc rester fidèles au message de
Marx, dans la Critique du programme de Gotha : étant entendu que la liberté de
conscience doit être absolument défendue, il ajoutait que le propre des
communistes n’était pas de s’en contenter et de libérer les religions des
entraves qu’elles rencontrent (c’est la laïcité positive, plurielle et molle), mais de « libérer l’homme
de la fantasmagorie religieuse », puisqu’elle est un facteur d’aliénation, par une critique
continuée de ses effets.
C’est cela la vraie laïcité : celle qui
favorise l’autonomie des êtres humains.
(1) À paraître, en septembre 2014,
aux Éditions La ville brûle :
Critique de la religion. Une
imposture intellectuelle,
morale et politique.
(2) La laïcité n’est pas ce que vous croyez,
Éditions de l’atelier, 2013,
144 pages, 16 euros.
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